Dans un article paru chez Kotaku, plus de vingt développeurs (actuels et anciens) ont tenu à témoigner sur les conditions erratiques du développement de Skull & Bones. Mais tout d’abord revenons brièvement sur l’origine de ce jeu.
Un DLC rêvant de devenir jeu…
Tout commença en 2013, alors qu’Assassin’s Creed IV : Black Flag s’apprêtait tout juste à sortir et que les équipes d’Ubisoft planchaient déjà sur une extension bien particulière. Initialement prévu pour sortir sous la forme d’une mise à jour post-lancement, le développement prit une tournure plutôt inattendue. D’un dlc classique on passa d’abord à un spin-off MMO portant le titre de “Black Flag Infinite” pour finir par devenir un jeu à part entière nommé Skull & Bones.
En 2017, soit presque quatre ans après le début du développement, Ubisoft dévoilait le jeu au grand public lors de sa conférence à l’E3. L’annonce créa la surprise et le public sembla totalement conquis. Le jeu fut alors annoncé pour fin 2018.
Un an plus tard donc, en 2018 et toujours à l’occasion de l’E3, Ubi nous présente cette fois plus de vingt minutes de gameplay. Le jeu à l’air presque fini et l’on peut même s’inscrire pour la bêta. Sa sortie est tout de même repoussée en 2019. Depuis, plus de gameplay ni d’autres cinématiques, juste des reports successifs (d’abord en mars 2020 puis 2022, pour finalement être annoncé avant mars 2023).
Mais que s’est-il passé ? Qu’est-il advenu du jeu présenté lors de l‘E3 2018 et qui semblait presque prêt à sortir ? Et bien les développeurs interrogés par Kotaku pourraient bien avoir des éléments de réponse.
Flibusterie, subterfuge ou simple changement de cap ?
Les personnes interrogées ne semblent pas être en accord concernant cette question. Pour certains, il n’existait pas de version réellement jouable du jeu. D’autres attestent que cette version existait bel et bien lors de sa dernière présentation à l’E3. Ces derniers avancent même que le jeu aurait pu sortir à temps en Early Access et évoluer au fil du temps en “Game As A Service”.
Avec ces témoignages qui s’opposent, il est difficile de dire si finalement cette “démo” fut réellement jouable ou non. Ceci étant, des équipes ont forcément dû être dédiées et un budget alloué pour la réalisation de cette présentation. Quoi qu’il ait pu en coûter en énergie et en dollars, cela n’a pas empêché Ubisoft de le reporter, laissant ainsi les fans dans l’attente et provoquant incertitude et frustration au sein de ses propres équipes. Car oui, entre 2013 et 2018 les employés ne sont pas restés là à se tourner les pouces bien au contraire.
Lors de la phase dite de préproduction, Skull & Bones devait se dérouler au cœur des Caraïbes puis migra rapidement dans l’océan Indien. Il fut ensuite question d’une campagne multijoueur se déroulant dans un monde fantastique appelé Hyperborea, et même d’une base flottante, véritable “cathédrale sur l’eau” inspirée de la mythique colonie pirate nommée Libertalia ! Même si aucun de ces projets ne dépassera la phase prototype, ils ne manqueront pas d’occuper les studios de Singapour. On peut imaginer l’agacement des équipes devant constamment retravailler et redévelopper les bases même du projet sans avoir la moindre idée si ce dernier ne changera pas au dernier moment sur un simple coup de fil des bureaux parisiens.
Finalement, la version présentée lors de l’E3 est un jeu de type “bataille navale” assez simple et basé sur des sessions inspirées de Rainbow Six Siege. Mais ce n’est pas ce que souhaite vraiment Ubisoft. Ils veulent plus qu’une simple bataille navale PVP monétisable. Ce qu’il désirent c’est un jeu basé sur l’exploration avec un monde à découvrir et des quêtes. C’est ainsi qu’en 2018, Skull & Bones revient avec un mode libre en PVE nommé “Hunting Grounds”. Celui-ci permet aux joueurs de piller des cachettes, de se battre les uns contre les autres ou de coopérer pour affronter des adversaires plus puissants. Mais en 2019, nouveau changement de cap.
Des ambitions sans réelle direction
Les personnes interrogées affirment que depuis le début du développement, le jeu n’aurait jamais eu de vision créative bien définie. Les questions essentielles concernant la conception de base de Skull & Bones n’auraient pour ainsi dire toujours pas été résolues à l’heure actuelle. Certains critiquent le trop grand nombre de managers et leur appétence pour le pouvoir. Ils évoquent aussi les reboots quasi annuels et les mini-actualisations régulières.
Mais comment en est-on arrivé là et surtout, y a t-il quelqu’un au gouvernail ?
Équipage paré au sabordage !
Ubisoft Singapour semblait pourtant être le candidat idéal pour prendre en charge la production de ce projet. Responsable du développement de la technologie de navigation de Black Flag, et fort de son expérience des MMO free to play pour avoir développé Tom Clancy’s Ghost Recon Phantoms, le studio semblait muni de tous les atouts pour le mener à bien. Pourtant, si sur le papier tout semble parfait, la réalité en est tout autre.
Certains parlent même de situations parfois chaotiques au sein du studio. Cette équipe est en fait composée d’un côté d’une team habituée à travailler sur la licence Assassin’s Creed, et de l’autre la team anciennement dédiée au développement de Ghost Recon Phantoms. Si la première est habituée à prendre des décisions de manière verticale et à tout créer elle-même à partir de rien dans les moindres détails, l’autre équipe travaille de manière plus horizontale et développe généralement ses projets en utilisant des bases déjà existantes. Les deux méthodologies auraient très bien pu se compléter en théorie, mais en pratique cela tourna vite au conflit. Des salariés évoquent une véritable culture du clash entretenue au sein du studio. Et lorsque la question de la responsabilité est évoquée, chacun a tendance à pointer l’autre du doigt.
Quand certains dénoncent le manque d’expérience du studio Singapour pour livrer des jeux originaux à succès, d’autres blâment la division créative d’Ubisoft “Editorial”. Cette team installée à Paris au sein même du QG de l’entreprise est d’ailleurs surnommée “l’Œil de Sauron” par certains employés.
La tête à Paris et les bras à Singapour
Il est reproché à l’équipe parisienne d’avoir cherché à concevoir le jeu en comité restreint sans forcément consulter celle de Singapour. Leur manque d’anticipation et leur tendance à réagir sous la panique est aussi fortement décriée. Un employé déclare :
Chaque fois que nous recevions des retours de Paris, ils paniquaient et changeaient tout, puis changeaient les personnes qui travaillaient dessus, et cela s’est produit plusieurs fois.
Il n’est donc pas surprenant que certains des développeurs consultés racontent que les dirigeants seniors de Singapour se seraient montrés très peu disposés à assumer la responsabilité de passer des appels “critiques” à Paris. Bien que ce genre de problème peut arriver régulièrement dans des studios de grande envergure, il semblerait que le véritable mal soit bien plus profond qu’il n’y paraisse.
Plongée en eaux troubles
Faisons un état des lieux des relations des parties impliquées dans le projet. Du côté de Singapour, nous avons ici l’équipe de développement scindée en deux groupes. Cette dernière a de réelles difficultés à travailler de manière complémentaire et évolue dans un climat toxique. Elle travaille sur un projet qui n’en finit plus de changer du tout au tout, causant l’épuisement et l’incompréhension des employés. À la tête de ce studio, nous avons des responsables qui sont remplacés au moindre changement de cap décidé par Paris, soit presque chaque année.
En France, nous avons donc l’équipe créative qui semble jusqu’ici incapable de définir un concept de jeu clair et définitif. Et plutôt que d’adopter une attitude proactive vis-à-vis du studio de Singapour, la division “Editorial” a tendance à être dans une posture réactive et cède parfois à la panique lorsque les équipes de développement remontent des problèmes. N’hésitant ni à changer les équipes dirigeantes, ni à bouleverser complètement les plans établis même si c’est pour y revenir quelques mois plus tard. Et cela malgré les heures de travail et le mal que se donnent les développeurs de Singapour pour satisfaire les volontés de Paris.
En plus de donner l’image d’une direction créative totalement disparate, il est difficile de ne pas percevoir un manque de considération voire d’empathie envers leurs collègues d’Asie. L’équipe parisienne ne semble pas non plus à l’abri des changements puisqu’aujourd’hui le projet en est à sa troisième directrice créative. Elisabeth Pellen, vice-présidente de la rédaction d’Ubisoft Paris prend donc le gouvernail du projet. Elle succède à Justin Farren à qui certains blâmaient justement ce manque de vision. Avant lui, ce fut Sébastien Puel, un producteur du studio de Montréal à qui il aurait été reproché un manque d’expérience dans le domaine des jeux multijoueurs. Avec tant de producteurs, réalisateurs et responsables créatifs qui passent par-dessus bord, il ne fut pas étonnant de voir ce projet rebooter à chaque changement. Et avec tous ces retards et remaniements, Skull & Bones commence à coûter son pesant d’or.
Un trésor de pirate devenu gouffre financier
Après presque huit ans de développement et toujours pas l’ombre de date de sortie officielle, le projet aurait déjà coûté à Ubisoft plus de 120 millions de dollars. Et avec les centaines de développeurs venant d’autres studios d’Ubisoft pour épauler les équipes déjà en place, les coûts de production n’en finissent pas d’augmenter. En effet, si l’on ajoute à cela le budget marketing d’un jeu de cette envergure, on est en droit de se demander s’il était vraiment raisonnable de continuer. D’ailleurs, les témoignages recueillis à ce sujet sont assez équivoques :
Si Skull & Bones avait été développé par n’importe quel concurrent, il aurait déjà été abandonné 10 fois.
Personne ne veut admettre qu’ils ont merdé.
C’est trop gros pour faire faillite, tout comme les banques aux États-Unis.
Alors pourquoi l’entreprise n’a-t-elle pas abandonné ce projet depuis le temps ? Selon trois sources, Ubisoft aurait signé un arrangement avec le gouvernement de Singapour. Cet accord consisterait pour la compagnie à embaucher un certain nombre de personnes mais aussi de produire depuis ses bureaux de Singapour de toutes nouvelles IP dans les années à venir. En échange de quoi le gouvernement accorderai de généreuses subventions à la société. Nous savons qu’Ubisoft bénéficie aussi de ce genre d’accord au Canada sous la forme de crédits d’impôts. Ainsi, il y a encore moins de deux ans, nous découvrions dans un article du Journal de Québec que sans ces précieuses subventions Ubisoft serait déficitaire.
Alors, s’agit-il d’une fuite en avant ou bien d’une véritable chasse aux trésors ?
La coupe est pleine
Entre la déception provoquée par l’annonce du dernier Tom Clancy’s XDefiant, Beyond Good & Evil 2 annoncé depuis 2008 et qui n’a toujours pas pointé le bout de son nez et l’histoire cauchemardesque de Skull & Bones, Ubisoft a l’air d’avoir du mal à sortir la tête de l’eau.
Les témoignages accablants dénonçant un développement chaotique dans un environnement toxique viennent s’ajouter à une liste de griefs bien trop longue à l’encontre de la compagnie. On peut tout à fait comprendre qu’un projet puisse prendre du retard et qu’il soit amené à être reporté voire même annulé. Mais ce qui est inacceptable, en revanche, c’est cette tendance à la toxicité dans certains studios de développement. Lorsque certains en viennent à craindre pour leur emploi s’ils osent exprimer ne seraient-ce leurs opinions, ce n’est pas normal ! Alors qu’une plainte pour harcèlement sexuel institutionnel a été déposée ce 15 juillet contre le groupe Ubisoft (à laquelle s’ajoutent des plaintes individuelles contre plusieurs cadres), il devient plus qu’impératif pour la société de prendre les mesures radicales nécessaires afin que ce genre de drame ne se reproduise plus jamais.
Article rédigé par Alfred LaMeche
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